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Harvey Dolan, inspecteur principal de la maintenance du Bureau des transports aériens de la F.A.A. (Administration fédérale aérienne) vérifie la transparence de ses lunettes, constate qu’elles sont suffisamment claires et les plante sur un nez pyramidal.
— … Z’avez dégoté ça dans la montagne, dites-vous ?
— A une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Leadville, dans la chaîne des Sawatch, répond Pitt.
Le grondement du chariot élévateur qui transporte le réservoir d’oxygène et le train d’atterrissage l’oblige à parler fort pour se faire entendre dans le vaste hangar d’inspection de la F.A.A.
— C’est peu pour se faire une idée, dit Dolan.
— Sans doute, mais vous pouvez me donner le point de vue d’un spécialiste.
Dolan secoue la tête pour souligner son incertitude.
— C’est un peu comme un policier qui aurait trouvé un loupiot perdu dans la rue. Le flic voit bien que c’est un petit garçon, avec deux bras et deux jambes et âgé d’environ deux ans. Il peut lire la marque des effets et des chaussures du gosse. Celui-ci explique qu’il s’appelle Joey, mais il ignore son nom de famille, son adresse et son numéro de téléphone. Eh bien, nous sommes dans le même pétrin que ce flic, monsieur Pitt.
— Pourriez-vous traduire votre exemple en détails plus précis ? demande Pitt en souriant.
— Suivez-moi bien, déclare Dolan sur le ton d’un guide qui ferait visiter le Capitole et en pointant un crayon-bille à la manière d’une baguette de professeur. Nous avons sous les yeux le train avant d’atterrissage d’un avion, un avion qui pesait environ de 30 à 40 tonnes. Il était mû par un moteur à hélice, parce que ces pneus-là ne sont pas conçus pour résister à l’atterrissage d’un appareil à réaction. D’autre part, le dessin de la jambe de train est d’un modèle qu’on ne construit plus depuis les années cinquante. Donc, l’appareil doit avoir entre trente et quarante-cinq ans. Les pneus viennent des usines Goodyear, et les roues, de l’entreprise Rantoul Engineering de Chicago. Quant à la marque de l’appareil et à son propriétaire, j’ai bien peur de n’en pouvoir rien dire.
— Fin de l’enquête, par conséquent ?
— Vous jetez l’éponge trop vite, monsieur Pitt. Il y a un numéro de série parfaitement visible sur cette jambe. Si nous arrivons à déterminer le type d’appareil auquel ce train d’atterrissage était particulièrement destiné, alors il suffit simplement de retrouver le nom du fabricant grâce à ce numéro de série, et nous apprendrons alors ce que nous voulons savoir.
— A vous écouter, ça paraît facile.
— Vous n’auriez pas d’autres pièces, par hasard ?
— Non, seulement celles-là.
— Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de les amener ici ?
— Je me suis dit que si quelqu’un était capable de les identifier, ce ne pouvait être que la F.A.A.
— Vous voulez nous poser une colle, hein ? dit Dolan en souriant.
— N’y voyez pas malice, répond Pitt en souriant aussi.
— Le point de départ est plutôt mince, reprend Dolan, mais, qui sait ? nous pouvons avoir un coup de veine.
Du pouce il indique à l’ouvrier qui conduit le chariot, un cercle peint en rouge sur le ciment du hangar. L’homme fait signe qu’il a compris et abaisse le berceau qui porte les pièces. Puis il fait reculer son chariot, prend un virage à angle droit et regagne en bringuebalant un autre coin du hangar.
Dolan ramasse le réservoir à oxygène, le tourne et le retourne dans ses mains comme un archéologue admirant un vase de la Grèce ancienne, puis il le repose.
— Pas un foutu moyen de savoir d’où ça vient, dit-il. Les réservoirs standard comme celui-là sont fabriqués par plusieurs usines et pour une vingtaine de modèles d’appareils différents.
Dolan se met sérieusement à l’ouvrage. Il s’agenouille et examine chaque centimètre carré du train d’atterrissage. A un moment, il demande à Pitt de l’aider à le faire rouler. Cinq minutes passent sans qu’il ouvre la bouche.
Finalement, Pitt rompt le silence.
— Qu’est-ce que cela vous dit ?
— Bien des choses, répond Dolan en se relevant. Mais malheureusement, nous n’avons pas encore touché le gros lot.
— J’ai de plus en plus l’impression de chercher la fameuse aiguille dans la botte de foin. Je suis confus de vous donner autant de mal.
— Quelle blague ! le rassure Dolan. C’est pour ça que le bon public me paye. La F.A.A. a dans ses dossiers des douzaines d’avions disparus et dont le sort n’a jamais été connu. Chaque fois que la chance s’offre à nous de pouvoir classer un dossier, nous sautons dessus.
— Comment s’y prendre pour retrouver la marque d’un appareil ?
— D’habitude, j’appelle les spécialistes de notre division d’ingénieurs. Mais j’ai envie aujourd’hui de tirer à l’aveuglette et de prendre un raccourci. Phil Devine, le patron de la maintenance de United Airlines, est une encyclopédie ambulante en matière d’aviation. Si quelqu’un peut nous renseigner au premier coup d’œil, c’est lui.
— Il est aussi fort que ça ? s’étonne Pitt.
— Vous pouvez me croire sur parole, lui répond Dolan avec un sourire entendu. Oui, il est aussi fort que ça.
— Si tu te prends pour un photographe, tu te goures. Ton éclairage est minable.
Une cigarette sans filtre pend aux lèvres de Phil Devine qui étudie les Polaroid que Dolan a pris du train d’atterrissage. Devine est un type dans le genre de W.C. Fields, avec une panse plus confortable et une voix lente et haut perchée.
— Je ne suis pas venu te demander ton opinion artistique, répond Dolan, mais simplement si tu es capable de me dire ce que c’est que ce train.
— Ça me dit vaguement quelque chose. Il doit provenir d’un vieux B-29.
— Ça ne me suffit pas.
— Qu’est-ce que je peux faire d’après des photos floues – une identification complète et définitive ?
— C’est un peu ce que j’espérais, en effet, réplique Dolan sans s’émouvoir.
Pitt commence à se demander s’il ne va pas être forcé d’arbitrer un combat de boxe. Devine lit la légère inquiétude dans son regard.
— Pas de panique, monsieur Pitt, dit-il en souriant. Harvey et moi avons une règle stricte : nous ne sommes jamais polis l’un envers l’autre pendant les heures de travail. Mais dès que 5 heures sonnent, nous pratiquons le pardon des injures et nous allons vider une bière ou deux ensemble.
— Que je paie le plus souvent, coupe Dolan ironiquement.
— Vous autres, les types du gouvernement, vous êtes plus près du caissier, riposte Devine.
— Pour le train d’atterrissage, reprend Pitt…
— Ah oui. Il est possible que j’aie quelque chose. Devine se tire lourdement de son fauteuil et ouvre une armoire métallique bourrée de haut en bas de brochures couvertes de vinyle noir.
— Des anciens manuels d’entretien, explique-t-il. Je suis sans doute la seule vieille cloche dans l’aviation commerciale qui conserve ces machins-là.
Il va droit à un des volumes perdu dans le tas et commence à feuilleter les pages. Au bout d’une minute, il trouve ce qu’il cherchait et pose sur son bureau le manuel ouvert.
— Est-ce que c’est assez approchant de votre idée ?
Pitt et Dolan se penchent et examinent le plan détaillé d’un train d’atterrissage.
— Les roues, les différentes pièces et les dimensions sont exactement les mêmes, dit Dolan en tapotant du doigt le plan.
— De quel appareil s’agit-il ? demande Pitt.
— Un Boeing stratocruiser, répond Devine. En fait, je ne me trompais pas tellement tout à l’heure en parlant d’un B-29. Le stratocruiser était construit sur les plans du bombardier. Dans l’Armée de l’air, la version de l’appareil s’appelait un C-97.
Pitt revient à la couverture du manuel et y voit une photo de l’avion en vol. L’appareil a un aspect étrange : son fuselage à double pont lui donne l’air d’une grosse baleine à deux ventres.
— Je me rappelle avoir vu ces avions quand j’étais gosse, dit Pitt. La Pan American s’en servait.
— Ainsi que les United, dit Devine. On leur faisait faire la ligne d’Honolulu. C’était un sacré bon appareil.
— Et maintenant ? demande Pitt à Dolan.
— Maintenant, je vais expédier le numéro de série du train chez Boeing, à Seattle, en leur demandant de le comparer avec les appareils du même type. D’autre part, je vais appeler le National Transportation Safety Board (Organisme chargé de la sécurité du transport aérien) à Washington qui me dira si un stratocruiser d’une ligne commerciale s’est perdu sur le continent américain.
— Et si on découvre qu’il en manque un, en effet ?
— La FA.A. ouvrira une enquête officielle sur ce mystère, dit Dolan. Et nous verrons ce qu’elle nous apprendra.